« Jusqu’au Bout des Apparences », de Jacques Vallotton

Questions à l’auteur d’un adieu au journalisme qui se vend bien, mais discrètement. Suivies d’un éloge par Bertil Galland.

Jacques Vallotton a une quarantaine d’années d’expérience dans la presse romande: stagiaire à la Feuille d’Avis de Lausanne; en 1973, correspondant de la Télévision Suisse Romande pour le canton de Vaud; dès 1989 au quotidien local Vevey/Riviera dont il deviendra directeur et rédacteur en chef jusqu’à la disparition du journal en 1992; de 1995 à 2008, journaliste et chef de la rubrique société à la radio romande.

Daniel Gerber: Jacques Vallotton, dans votre autofiction, Jusqu’au bout des apparences – Un adieu au journalisme, un trajet entre Lausanne et le Val d’Anniviers vous sert d’ancrage pour égrener les références à l’histoire ancienne ou récente de la région: vie culturelle, artistique, politique et — c’est ce qui nous intéresse ici — médiatique. Un passage illustre bien le regard critique que vous portez sur le milieu de la presse romande.

Oh! Les réseaux au sein de la profession! Oui, il y en a bien d’autres, et il n’y a pas que ceux liés à la sexualité qui foisonnent dans l’institution. Bien entendu, il existe ceux liés à la politique qui ont eu une importance prépondérante pendant des décennies. [Le journaliste fraîchement retraité] a bien connu et parfois souffert de celui de [Jean-Pascal Delamuraz]; le grand vieux parti avait ainsi réussi à placer aux postes stratégiques, comme à Berne et à la tête de la radio, des journalistes favorables à ses thèses. L’information politique était devenue une chasse gardée ou plutôt, pour respecter un simulacre d’indépendance, une chasse contrôlée, assez subtile mais diablement efficace quand il s’agissait de réduire, voire d’étouffer des critiques mettant en cause des politiciens du bon bord. Aujourd’hui […] cette mainmise partisane s’est bien atténuée […]

Proches de la politique rayonnaient d’autres réseaux aux influences plus occultes comme la franc-maçonnerie, au bras long autrefois. C’est fort possible que ce soit un de ces réseaux souterrains qui a mis en échec une enquête fouillée pour la TV qu’il avait entreprise avec un de ses collègues sur Jacques Piccard, l’océanographe. […] le veto serait total et maintenu, peu en importait la raison. […]

En mode beaucoup plus mineur, on peut mentionner à la radio un autre réseau: celui du beau parler français où les journalistes de l’arc jurassien, en particulier neuchâtelois, […] se sont cooptés entre eux. […] aujourd’hui […] c’est le réseau urbain à tendance genevoise, arc lémanique et vocation cosmopolite […] qui donne le la à l’interne. – p. 101-2

Réception dans les médias

Quelques mois après la parution de votre livre, on trouve cinq réactions indexées sur le web: une heure de radio, un article dans l’Hebdo et trois en ligne — sur DP et deux blogs personnels [1, 2].

Vous attendiez-vous à un accueil plus enthousiaste de la part de la presse romande?

Jacques Vallotton: Je tiens tout d’abord à remercier les personnalités qui ont rendu compte de la parution de mon livre. Il fallait sans doute un courage certain pour dévoiler quelques aspects peu reluisants de la profession de journaliste.

C’est vrai qu’il aurait été envisageable d’avoir une couverture dans la grande presse quotidienne de Suisse romande. Mon éditeur Michel Moret est allé se renseigner auprès de 24 heures. On lui a déclaré qu’il n’y aurait pas une ligne sur mon livre, pas même une critique assassine, ce que j’aurais évidemment accepté. La consigne du silence rédactionnel a été bien respectée dans les publications de Tamedia. C’est une décision qui peut à la limite s’expliquer, car mon texte critique parfois sans ménagement les agissements de la presse qui n’est pas exempte parfois d’actes de censure. Je constate qu’aucun journaliste n’a pris contact avec moi pour mettre en doute mes propos écrits sous la forme d’une autofiction et bien d’autres m’ont déclaré qu’ils avaient apprécié ma démarche sans concession au politiquement correct.

Vu que la presse quotidienne restait muette, je me suis mis sur Facebook pour parler de mon livre. Cela a été sans doute un des éléments qui ont fait que le bouche à oreille a bien fonctionné, notamment dans les milieux plus intéressés que d’autres que sont les scènes médiatiques et politiques. C’est ainsi que le premier tirage est presque épuisé. C’est donc plus que satisfaisant. Et je suis surtout heureux pour l’éditeur qui ne pensait pas qu’une partie de la presse allait boycotter l’ouvrage.

Difficultés de l’autocritique

D.G.: Il me semble que la presse peine en général à couvrir correctement les sujets qui la concernent. D’abord simplement parce que l’autocritique est un exercice difficile, et qu’il est socialement malaisé d’enquêter sur sa propre corporation.

Le cas de l’émission arrêt sur images l’illustre bien. Lors de sa suppression de France 5 en 2007, la TSR leur a proposé de continuer l’émission en Suisse… mais si possible en se focalisant sur les médias français. Une émission spéciale pour leurs 20 ans d’existence, où l’hôte habituel jouait l’invité, montre aussi que l’équipe de journalistes n’est pas immunisée contre la réticence à adopter un point de vue extérieur et critique envers les médias dont on est proche.

Jusqu’ici vous serez, je présume, d’accord avec ce constat — concrètement, comment se seraient passé les dernières années de votre carrière si vous aviez publié ce livre avant votre retraite?

J.V.: Il aurait été impensable d’écrire un tel livre avant ma retraite. Le monde des médias est trop restreint en Suisse romande. Et, comme on le sait, les secrets de famille sont parmi les mieux gardés. Et qui risque de les dévoiler encourt alors de vives réactions, l’opprobre et la mise à l’écart.

D.G.: Mais il y a aussi, il me semble, une raison plus triviale à la mauvaise couverture des sujets concernant la presse dans celle-ci: étant soi-même immergé dans le monde des médias, un journaliste professionnel peut avoir tendance à surestimer la connaissance que le public en a.

Dans Jusqu’au bout des apparences, ces deux effets de la proximité avec son sujet ne se retrouvent-ils pas, atténués, dans l’usage que vous faites de pseudonymes? En effet, à l’exception de Christophe Blocher, gangster de la finance et gangster de la démocratie [p.266], les personnages les plus sévèrement critiqués n’ont pas de nom du tout. Ainsi le rédacteur en chef de la radio, qui refuse en dernier ressort de vous laisser enquêter sur le drame vraisemblablement lié à une relation extra-conjugale de Jean-Pascal Delamuraz, et

clos l’entretien en lâchant […] cette phrase qui est la honte du journalisme: Le rôle de la rédaction d’un service public n’est pas de faire de l’investigation. Il ne s’agit pas de rééditer chez nous une enquête du type de celle du Watergate. – p.252

Ou le rédacteur en chef actuel de la radio qui

recherche en premier lieu l’obéissance et la sujétion […] La rédaction avait accueilli [sa nomination surprise] par des sifflets et une bronca d’enfer. [Elle] avait été dictée en haut lieu avant tout parce qu’il était du bon bord politique, donc bien ancré à droite et libéral en économie, ce qui permettait à son supérieur qui l’avait nommé de se dédouaner d’une étiquette trop à gauche pour gravir de son côté un échelon supérieur. Classique effet de domino dans la course et la répartition du pouvoir! – p.106

La plupart des autres personnages qui pourraient peu ou prou se sentir heurtés apparaissent derrière un pseudonyme. Ce jeu de piste sera certes facile à résoudre pour les lecteurs déjà connaisseurs de la scène politico-médiatique romande; les autres par contre devront entreprendre quelques recherches1.

Vous insistez par ailleurs sur le devoir civique de faire connaître et de débattre sur la place publique du hold-up du service public par la hiérarchie de la RTS. On peut en conclure que les personnes aux postes dirigeants des rédactions sont des personnalités publiques, qu’il est légitime de critiquer nommément.

La question est la suivante: pourquoi avoir choisi la forme de l’autofiction? Est-ce pour le plaisir d’avoir une certaine liberté dans le style d’écriture? Est-ce pour éviter à tout prix de blesser, pour amortir les frictions éventuelles avec des confrères? Est-ce dans l’idée qu’une fiction touchera plus facilement au-delà de la corporation des médias?

J.V.: Mon idée de départ était d’écrire un livre à la suite d’une enquête journalistique classique. Mais, pour ce faire, vous devez représenter un média, sinon les portes se ferment. Cela devient presque impossible quand vous êtes à la retraite et que vous ne représentez plus que vous-même. La réalisation d’une autofiction résout pas mal de problèmes. Et comme je voulais surtout faire ressortir le ressenti de l’époque des faits, c’est une forme idéale pour le faire. L’autofiction permet aussi des accommodements avec le déroulement du récit pour le rendre plus attrayant.

Quant à l’emploi parfois de pseudonymes ou la non divulgation de noms, c’est le choix de l’auteur pour différentes raisons qui vont de l’imprécision de certains faits au refus de ne pas blesser inutilement des familles. Cependant, je peux affirmer sans me tromper que l’essentiel de mon texte, plus de 90 %, est basé sur des faits qui se sont passés et qui sont bien réels. Et, puis comme vous le mentionnez, l’autofiction permet aussi une liberté de ton que je souhaitais.

Équilibrer les oui et les non

[Le journalisme implique] une manière de présenter les faits dits objectifs, sans parti pris, autrement dit une manière émasculée de rendre compte de la réalité. La recherche incessante de vouloir équilibrer les oui et les non, les pour et les contre, les partisans et adversaires d’un dossier, est un leurre, trop souvent une tromperie. La soupe servie aux consommateurs de médias en devient ainsi sans grand relief, insipide. – p.43

Après cet amer constat, le journaliste se réjouit d’être libéré de schémas de fonctionnement et de carcans qui ont pesés de plus en plus avec les années… un peu trop hâtivement! Ainsi sur le Valais:

Le Valais, c’est la Corse, c’est la mafia, un canton rétrograde, ou semblable aux autres, c’est un peu tout ça; de toute façon, c’est exagéré dans un sens ou dans l’autre. – p.207

Et sur Nestlé:

Oui, sur Nestlé, on peut avoir des avis divergents. Mais pour l’instant, il est tout à fait possible d’admettre que cette multinationale n’est de loin pas la plus corrompue et pourrie de la planète. C’est l’impression qu’elle arrive en tous les cas à donner au monde. Du moins, pour l’instant, nuance-t-il comme à regrets. Le réflexe conditionné du journaliste revient au galop. On ne peut se contenter d’une seule interprétation arbitraire, admet-il en prononçant un énorme merde sonore qui éclabousse l’espace intérieur de la Renault. – p.44

Plusieurs fois, il est venu filmer des délégations syndicales qui débarquaient des quatre coins du monde devant le siège [de Nestlé] pour protester contre des licenciements, critiquer des conditions de travail, dénoncer la mort suspecte de syndicalistes en Amérique latine. Que pouvait-il savoir de ces mouvements sociaux issus de pays lointains où la protection des travailleurs n’est en rien comparable à celle en vigueur en Suisse? Poliment, il écoutait leurs revendications, mais sans arriver à se mettre à leur place, à saisir l’importance de leur démarche. – p.48

Est-il donc si difficile de se départir de cette déformation professionnelle qui consiste à juger à l’aune de la médiane des opinions connues, à défaut d’avoir le temps d’approfondir le sujet?

J.V.: C’est le lot quotidien des journalistes d’actualité. D’abord les faits, rien que les faits. Ensuite, viennent les interprétations, les analyses, les mises en perspective qui demandent de l’investissement en temps, ce qui n’est pas toujours évident dans la conjoncture que traverse actuellement la presse. C’est le b.a.ba de l’enseignement des écoles de journalisme.

D.G.: Parfois, le journaliste a tout de même une opinion tranchée. Sur le nucléaire,

au-delà des exagérations de chaque camp, le journaliste placé aux premières loges a pu se forger peu à peu une opinion personnelle, qu’il a gardée bien sûr par-devers soi. Une terrible menace pour les populations même si le risque est statistiquement faible. [En cas d’incident majeur, des] centaines de milliers de personnes devraient s’enfuir de la zone contaminée. Et pas pour quelques jours! – p.148-9

Faudrait-il donc affaiblir ce principe trompeur d’objectivité et favoriser une presse d’opinion, ou plutôt une presse d’enquête et d’argumentation?

J.V.: Toutes les formes de journalisme ont un rôle à jouer. Ce qui manque surtout, c’est une bonne interprétation des informations de la part des consommateurs. Le seul moyen d’ y parvenir serait de les former à l’école et ailleurs pour qu’ils saisissent bien le type d’information qui leur est offert. C’est, selon moi, une nécessité citoyenne.

TV et évolution de la technique

Vous rapportez une anecdote qui illustre les difficultés des politiciens (ici, vaudois) à s’adapter aux évolutions techniques des médias.

le Conseiller d’État essayait de surnager en revenant immanquablement au fil de son discours emphatique, simplement non diffusable dans un style et un calibre acceptables pour la télévision. […] le journaliste s’est mis alors à préparer et écrire les questions et réponses en un langage télévisuel. – p.143-4

La densité d’information est souvent moindre dans les sujets TV qu’à la radio ou dans la presse écrite. Mais n’est-il pas possible en principe de dire les mêmes choses à la TV qu’ailleurs? Est-ce la technique qui impose un langage télévisuel qui serait plus concis, plus relâché, ou plus simple?

J.V.: Une information TV offre en plus l’image, le son, le charisme ou non de celui ou celle qui parle. C’est souvent plus riche qu’une information écrite. Mais il n’y a pas de grande différence dans les choix de base qui font qu’une information est diffusée, développée ou non.

Sensationnalisme

[Un inconnu avait jeté des pierres d’un pont sur l’autoroute.] C’était, il y a pas mal d’années, le début de la dérive du sensationnalisme dans les journaux. Ou plutôt, même si dans la profession on se refuse toujours à l’admettre, le début de la suprématie de l’information à but commercial et à racoler des lecteurs. – p.20

Vous regrettez d’ailleurs vous-même d’avoir participé à ce mouvement:

Les sujets, les angles d’attaque et la mise en valeur des articles étaient choisis en fonction de leur attractivité, mais sans l’aveu déclaré que cette option avait pour but premier d’aller à la pêche aux abonnements.

Vendre, faire de l’audience ou remplir son devoir d’information en respectant les règles déontologiques, cela a toujours été le dilemme du journaliste. Et, à Vevey, il avait sciemment poussé le curseur du côté du critère commercial. Une question de vie et de mort pour le journal. Et il avait été ébranlé et honteux, sale décision, d’avoir licencié le directeur commercial du journal proche de la retraite pour le remplacer par un jeune loup, d’ailleurs en pure perte. – p.291-2

Le sensationnalisme a donc émergé dans les années nonante à cause d’une pression financière croissante sur la presse régionale? Avec le recul, que feriez-vous différemment?

J.V.: C’est toujours avec une certaine réserve que l’on traite de faits divers, de sujets dits sensationnels, mais on ne peut les occulter car ils font partie de la vie en société. On ne peut donc les écarter dans une publication qui se veut régionale. Il est vrai qu’il y a des publications qui développent plus que d’autres ce type d’information dans le but d’attirer des lecteurs. Et il faut savoir que c’est alors souvent au détriment de nouvelles plus sérieuses. Tout est une question de mesure.

Votre presse idéale?

Les décideurs de [la RTS] laissent les télévisions et radios locales faire le sale boulot de couvrir l’information régionale qui nécessite beaucoup d’engagement en personnel et en moyens. – p.103

Dans quelle mesure ce désinvestissement a-t-il été compensé par la dernière révision de la LRTV?

J.V.: Ce désinvestissement a été compensé par l’augmentation de la part de la redevance revenant aux radios et télévisions privées. Conséquence : la SSR se sent moins concernée et responsable de la couverture de l’information dans les régions qu’elle assumait autrefois seule. C’est une partie importante de la mission du service public qui est ainsi passée à l’as. C’est sans conteste une perte d’une bonne couverture de l’information régionale et cantonale.

Le grand paradoxe, c’est que l’institution est gérée aujourd’hui telle une entreprise privée alors qu’elle ne vit que de l’argent public, de la redevance, principalement. Pour évaluer ses prestations, il ne reste finalement que les sondages. D’où la propension des cadres à se contenter de faire du vulgaire marketing avec les émissions pour asseoir leur pouvoir et continuer de gérer l’institution en circuit fermé, donc sans grand risque. – p.103

À quoi ressembleraient votre loi sur les médias et votre service public de presse idéaux?

J.V.: Dans le monde médiatique en butte à la révolution du numérique, il s’agit de tout remettre à plat. Les paradigmes actuels sont en train d’exploser. La LRTV qui va être mise en discussion l’année prochaine au parlement ne pourra faire l’impasse sur l’exploitation du numérique toujours plus présent. La SSR devra-t-elle réfréner l’exploitation de ses sites web comme le souhaitent certains éditeurs? Je vois ça comme un combat d’arrière-garde. Car la concurrence est féroce sur la toile avec des acteurs hyper-puissants comme Google, Apple, etc. Devant cette menace et sans attendre, la SSR, Ringier et Swisscom ont déjà créé, l’été dernier, une société qui regroupera dans une plateforme commune, prestations médiatiques et publicité, afin d’atteindre une masse critique suffisante.

On le constate, la LRTV devrait aller vers des modifications importantes. D’après les nouveaux paradigmes, il sera encore plus difficile d’atteindre à une certaine qualité de l’information. Ce sera sans doute le plus grand défi à venir.

Processus de nominations à la RTS

Le personnage de l’autofiction se souvient que

lui-même a aussi fait partie d’un réseau, celui du syndicat maison [dont les] représentants bénéficiaient alors du droit de vote lors de la nomination des hauts responsables de la radio et de la télévision. Depuis, le syndicat a été chassé des commandes et, écarté et laminé, il ne joue plus de nos jours qu’un rôle secondaire servant avant tout d’alibi à la hiérarchie. – p.103

Plus récemment, voici comment un communiqué de la RTS présente ces nominations:

[Le Conseil d’administration a approuvé sur proposition du Directeur.][Les candidatures ont été examinées] par le comité de sélection composé de Gilles Marchand, François Clerc (expert indépendant) et partiellement de Jean-Paul Philippot, Administrateur de la RTBF et Président de l’UER. Communiqué RTS 21.12.2009

Ce processus était donc différent autrefois? Comment ce changement s’est-il opéré?

J.V.: La SSR a toujours été organisée en deux branches distinctes : l’une professionnelle et l’autre institutionnelle. Je renvoie au site web SRG-SSR qui donne toutes les indications à propos de la situation actuelle. Ce que je me permets de relever en particulier, c’est l’évolution de la branche institutionnelle. Autrefois l’institution régionale romande était formée de représentants de la Confédération, des cantons, des grandes villes ainsi que des syndicats; elle possédait un réel pouvoir puisque les nominations des cadres étaient issues d’un vote après l’étude des dossiers des candidats. L’organisation institutionnelle actuelle ne possède plus un tel privilège, ce qui renforce l’organisation professionnelle qui peut procéder à des choix sans devoir passer devant le contrôle d’une instance à représentation démocratique.

Ce changement dans la gouvernance au fil des décennies peut s’expliquer par la tendance à vouloir simplifier les processus de décisions avec le souhait de rendre l’entreprise plus efficiente. Mais, a contrario, cette évolution laisse un plus grand champ libre à l’organisation professionnelle, ce qui peut conduire à d’éventuelles dérives en l’absence d’un véritable contrepoids décisionnel.

J’ai ressenti cette opinion au fil de ma carrière, mais je souligne que mon livre n’a pas la prétention de faire le tour de problème.

Vichy-sur-Léman

Vous êtes impliqué dans la vie politique locale de La Tour-de-Peilz (en siégeant au conseil communal, dans le groupe socialiste; en défendant l’accès public aux rives du lac). Vous mentionnez dans votre livre que la région était connue après guerre comme Vichy-sur-Léman. Cela m’a rappelé qu’on a pu entendre récemment à la radio un vigneron de la commune voisine de Blonay citer Philippe Pétain, et cela sans velléité anticonformiste apparente. (Le contenu de la citation est anodin.)

Ce passé d’enclave pétainiste en territoire vaudois aurait donc laissé, dans la vie politique locale, des traces encore visibles aujourd’hui?

J.V.: Non, aucune trace. L’oubli de faits désagréables est tel que de nombreux politiciens de la commune et de la région n’en savaient rien ou pas grand-chose. Donc, beaucoup ont été étonnés d’apprendre certaines vérités.

Addendum: Merci au nom de la profession

20.11.2015. Après la publication de cet entretien a fait surface une nouvelle réaction à Jusqu’au bout des apparences, enthousiaste et instructive. Nous la publions ici avec l’accord de son auteur, Bertil Galland.

Cher ami Vallotton,

Je viens bien tard, ayant manqué l’annonce et les échos de ton livre dans la presse. Il y a quelques trous dans ma lecture de 24 heures qui est mon cordon vital avec le pays, mais lors d’un passage à Vevey, où j’ai un pied-à-terre, je suis tombé en librairie avec surprise et joie sur Jusqu’au bout des apparences. Je t’ai lu d’un trait (et ma femme impatiente après moi) et voudrais te le dire. Ce livre est vraiment excellent. Je me réjouis, en dehors des écrivains dans leur style, que certains journalistes de talent manifestent en Suisse romande leur vision dans un champ plus libre que leurs émissions et articles. Ta réussite va bien au-delà de simples souvenirs et réflexions d’un informateur retraité, en particulier grâce à cette idée, proprement littéraire, et superbe, d’un récit d’une longue nuit. Il y a une singulière dynamique dans cette résolution d’écrire immédiatement ton expérience, très librement, à l’instant même de ton départ de la radio. Tu recomposes dès lors le pays, sa politique, ses articulations paysagères, maintes perles de sa chronique, sa chaîne de coups de théâtre et quelques scandales, son développement économique, augmentés de tes réflexions sur la presse et le pouvoir, dans une trajectoire géographique et minutée.

On est entraîné par cette vitesse et cette unité d’élan, passionné par ces faits rappelés, vécus par toi, commentés d’une main légère, sans abus de détails, avec une intelligence sans prétention ni pompe, mais précieuse contribution à notre histoire contemporaine par l’art d’exprimer autour des événements les climats et tes réactions intimes.

S’ajoute une jouissance de terroir: tu décris l’ensemble de ton parcours Lausanne–Saint-Luc avec des exactitudes topographiques qui ravissent tous ceux, ma femme et moi compris, [qui] ont fait pénétrer dans leur quotidien, cent fois au volant, ces noms de lieu, ces virages, ces coups d’oeil latéraux, ces panoramas lémaniques ou valaisans, ces chères visions fugaces de tel ou tel bâtiment familier avec la petite saga que chacun recèle. Je trouve très fort, de ta part, ce mixage de l’environnement intime (au sens de son importance, saisie par Walter Benjamin, de composante capitale de l’existence de toute personne) et les vrais évènements économiques ou politiques du pays, ceux qu’il nous incombait de rapporter dans les médias.

Autre performance de ta composition: le leitmotiv Delamuraz. Tu fais vivre celui-ci en tes pages de manière complexe, en homme de pouvoir qui parfois nous embobina, en responsable d’un scandale, événement qui eut sa part de tragique et que nous avons tous tu. Trois thèmes en ressortent. D’abord l’importance de sa personne dans la vie du pays (que j’ai pu attester dans l’Encyclopédie vaudoise par le vaste sondage qui révéla les trois figures dominante pour l’opinion des Vaudois dans les années 80 — 1 Chevallaz 2 Delamuraz 3 Chessex. Delamuraz posthume est resté au top comme le prouve le récent livre/expo de Flutsch sur Vaud). Deuxièmement tu donnes maints exemples de sa technique d’emprise sur les gens. Enfin, tu témoignes de la sympathie admirative qu’il nous inspira et contre laquelle nous dûmes nous défendre.

Nous avons bien aimé cet homme et de là, tu fais jaillir admirablement notre perplexité, peut-être notre honte. Comment se fait-il que l’affaire du syndic de La Tour et de sa femme volage ait pu échapper à une information publique correcte durant toute la carrière de notre rusé politicien? Il se trouve que ce silence coupable, du point de vue professionnel, c’est toi qui as le mérite de le rompre enfin par ton livre! Pour la première fois, ce scandale enfoui est traité par toi, publiquement. Et juridiquement, professionnellement, tu t’en tires avec une singulière habileté par ta manière d’exposer les faits. On peut la qualifier de littéraire, dans le meilleur sens du terme. Tu es parvenu à y inclure le trouble ou les hésitations que tu n’as cessé d’éprouver. Tu ne dévoiles pas les faits ricrac. Tu fais surgir peu à peu le drame, au fil de ta nuit et de lieu en lieu. Tu écris de manière à maintenir le flou, y compris le suspens, sur les faits bruts, demeurés jusqu’à ce jour hypothétiques à part une mort publiée. Mais tu rends vivace la blessure qui n’a jamais cessé de puruler dans ta conscience de journaliste.

C’est fort car très honnête et subtil. Tu t’es libéré de ton scrupule en parlant de la chose avec la précaution d’un pseudonyme, mais on ne pourra plus dire, grâce à toi, que toute la presse a caché l’histoire. Merci au nom de la profession. C’est l’éthique in vivo. Avec une finesse que dans mon micropatriotisme j’appelle très vaudoise, tu n’en as pas fait un scandale. Tu as craché le morceau d’une façon où la séduction exercée par Delamuraz devient finalement palpable, avec une part d’ambiguïté. Là encore, ton livre et sa composition sont une réussite assez vertigineuse.

Je serais tenté de continuer longtemps à commenter tes pages saisissantes, d’autant meilleures à lire que ton territoire, y compris le Valais, fut le mien, jusqu’aux fibres dont tu as senti avec délicatesse qu’elles ont été fortement blessées en moi à la mort de Corinna Bille. Une solidarité n’a cessé de vibrer durant ma lecture de par notre communauté de pays et de métier.

Mon bon salut à ta femme Gerda, que tu nous fais connaître! Je vous jalouse pour votre repli bien inspiré au val d’Anniviers, me consolant avec les charmes de ma Bourgogne bocagère. Avec amitié je te remercie encore et te félicite.

                                      Bertil Galland

PS Sans possibilité de suivre tous les médias, je n’ai pas eu connaissance des réactions à ton livre. En possèdes-tu qui puissent m’être communiquées par mail?


  1. Quelques solutions: sous les traits du cacique du grand vieux parti Jean-Eugène Désadrets se cache (à peine) Jean-Pascal Delamuraz; l’enquêteur consciencieux du Blick, Ducasse, est Isidore Raposo; l’ancien rédacteur en chef de l’Hebdo aux idéaux pro-européens, Bridel, Jacques Pilet; le rédacteur en chef actuel de la radio à la RTS, Patrick Nussbaum.

Est-ce qu’on peut rire des Corses?… Oui!… Mais il ne faut pas. L’Enquête corse (2004)